J’ai Tué le Che

Víctor Montoya

(Traduit de l’espagnol par Michel Gladu)

Quand l’ordre d’éliminer le Che me parvint de la part du haut commandement militaire bolivien, la peur s’installa dans tout mon être comme si l’on me désarmait de l’intérieur. Je commençai à trembler de part en part et je ressentis l’envie de pisser dans mes culottes. Par moments, la peur était tellement grande que je ne parvenais pas à penser ni à ma famille, ni à Dieu, ni à la Vierge.

Cependant, je dois reconnaître que depuis que nous l’avions capturé à la faille du Churo et transporté à La Higuera, j’avais une dent contre lui et l’envie de lui ôter la vie. J’aurais ainsi l’immense satisfaction qu’enfin, en tant que sous-officier de carrière, je pourrais tirer un homme important après avoir tellement dépensé de munitions sur des poules mouillées.

Le jour où j’entrai dans la salle de classe où se trouvait le Che, assis sur un banc d’école, tête basse et la crinière lui dissimulant la figure, je m’envoyai quelques lampées d’alcool pour me redonner du courage et accomplir par la suite mon devoir de l’envoyer à trépas.

Le Che entendit mes pas se rapprocher de la porte; il se leva et me lança un regard qui me fit tituber un instant. Il dégageait un aspect fascinant comme celui de tout homme charismatique et redoutable; ses vêtements étaient râpés et sa mine exsangue par les privations de la vie de guérilla.

Dès qu’il fut à mes côtés, à quelques mètres de mes yeux, je soupirai profondément et crachai au sol alors qu’une sueur froide envahissait tout mon corps. Le Che, en me voyant si nerveux, les mains crispées sur le fusil M-2 et les jambes en position de tir, me parla sereinement et dit: «Tire. Ne crains rien. À peine ne tueras-tu qu’un homme».

Sa voix éraillée par le tabac et l’asthme me transperça les tympans alors que ses paroles provoquèrent en moi une sensation contradictoire de haine, de doute et de compassion. Je ne comprenais pas comment un simple prisonnier pouvait attendre en toute tranquillité l’heure de sa mort et de plus, calmer les esprits de son assassin.

Je relevai le fusil à la hauteur de la poitrine et, peut-être sans diriger la pointe du canon, je tirai la première rafale qui lui coupa les jambes et le plia en deux, sans aucun gémissement… avant que la deuxième décharge ne l’allonge entre les bancs éparpillés, les lèvres entrouvertes, comme sur le point de me dire quelque chose et les yeux… les yeux me foudroyant encore par de là, la mort.

Mission accomplie. Et pendant que le sang se répandait sur la terre battue, je sortis de la classe laissant la porte ouverte derrière moi. L’écho du fracas des tirs s’empara de mon esprit et l’alcool courait dans mes veines. Tout mon corps tremblait sous l’uniforme vert olive et ma chemise galonnée se décora de peur, de sueur et de poudre.

Plusieurs années ont passé depuis, mais je me rappelle cet épisode comme si c’était hier. Je le revois, le Che, avec son air impressionnant, sa barbe hirsute, sa longue chevelure bouclée et ses grands yeux clairs comme l’immensité de son âme.

L’exécution du Che fut la crétinerie la plus grave de ma vie et, comme vous le comprendrez, je ne me sens bien ni au soleil, ni à l’ombre. Je suis un vil assassin, un misérable impardonnable, un être incapable de crier fièrement: «J’ai tué le Che!». Personne ne me croirait, même pas mes amis qui se moqueraient de mon piètre courage en me répliquant que le Che n’est pas mort, qu’il est plus vivant que jamais.

Le pire, c’est que tous les 9 octobre, à peine réveillé de cet horrible cauchemar, mes fils me rappellent que le Che d’Amérique que je croyais avoir tué dans la petite école de La Higuera est une flamme incandescente dans le cœur du peuple parce qu’il correspondait à cette catégorie d’hommes auxquels la mort donne plus de vie qu’ils en avaient de leurs vivants.

Avoir su cela, à la lumière de l’histoire et de l’expérience, j’aurais refusé de tirer sur le Che; ainsi, j’aurais eu à payer de ma vie, le prix de la «trahison envers la patrie». Mais là, il est trop tard, beaucoup trop tard…

Parfois, rien qu’à entendre son nom, je sens que le ciel me tombe sur la tête et que la terre se dérobe sous mes pieds en me précipitant dans un abîme. D’autres fois, comme il m’arrive en ce moment, je ne peux pas continuer à écrire; mes doigts se crispent, mon cœur cogne à l’intérieur de ma poitrine et les souvenirs me rongent la conscience, comme s’ils me hurlaient du tréfonds de moi-même: «Assassin!».

C’est pourquoi je vous le demande, à vous, de terminer ce récit; et, quelque soit la fin, vous saurez que la mort morale est plus douloureuse que la mort physique et que l’homme qui mourut réellement à La Higuera ne fut pas le Che, mais moi, un simple sergent de l’armée bolivienne dont le seul mérite –si l’on peut qualifier cela de méritoire– est d’avoir déchargé mon arme contre l’immortalité.


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VÍCTOR MONTOYA est né à La Paz en Bolivie, le 21 juin 1958. Il est écrivain, journaliste culturel et pédagogue. Il a vécu dans les centres miniers de Siglo XX et de Llallagua. En 1976 pendant la dictature militaire de Hugo Banzer, il fut persécuté, torturé et emprisonné. Alors qu’il était au centre Panóptico Nacional de San Pedro et à la prison à sécurité maximum de Viacha-Chonchocoro, il écrivit son livre témoignage Huelga y represión [Grève et répression]*. Libéré de prison grâce à une campagne d’Amnistie Internationale, il arriva en tant qu’exilé en Suède, en 1977.

Il poursuivit ses études de pédagogie à l’Institut Supérieur des Professeurs de Stockholm. Il dispensa des cours de langue quechua, coordonna des projets culturels pour une bibliothèque, dirigea les Ateliers de Littérature et pratiqua l’enseignement pendant quelques années. Il collabore actuellement à des publications en Amérique Latine, aux États-Unis et en Europe.

Œuvres principales: Días y noches de angustia (1982) [Nuits et jours d’angoisse], Cuentos violentos (1991) [Contes violents], El laberinto del pecado (1993) [Le labyrinthe du péché], El eco de la conciencia (1994) [L’écho de la conscience], Antología del cuento latinoamericano en Suecia (1995) [Anthologie du conte latino américain en Suède], Palabra encendida (1996) [Parole enflammée], El niño en el cuento boliviano (1999) [L’enfant dans le conte bolivien], Cuentos de la mina (2000) [Contes de la mine] Entre tumbas y pesadillas (2002) [Entre tombes et cauchemars], Fugas y socavones (2002) [Fuites et nids-de-poules], Literatura infantil: Lenguaje y fantasía (2003) [Littérature enfantine: langage et fantaisie], Poesía boliviana en Suecia (2005) [Poésie bolivienne en Suède].

Il a aussi dirigé les revues littéraires PuertAbierta [PortOuverte] et Contraluz [Contre-jour]. Il a mérité des prix et des bourses pour son œuvre littéraire. Il est membre de la Société des Écrivains Suédois et du PEN-Club International. Il y a beaucoup de ses contes traduits et publiés dans des anthologies internationales. Il est l’éditeur responsable de la publication électronique des Narradores Latinoamericanos en Suecia [Narrateurs latino-américains en Suède]: www.narradores.se

* Les titres en français n’existent pas encore; ils ne sont là qu’à titre d’éclaircissement.

HISTOIRE ILLUSTRATION: Chaise sur laquelle était assis, sans doute, le Che quand il est venu pour tuer Mario Terán Salazar par la porte que vous voyez dans l'image (Photo: Michel Gladu, inclus dans l'article Ma campagne aux côtes du "Che". Guido "Inti "Peredo) ©.


Versiones:

Original en castellano
En francés En inglés
En italiano En alemán



▫ Monográfico publicado en Revista Almiar con motivo de su V Aniversario (2006). Web reeditada en septiembre de 2019 (PmmC).

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    Revista Almiar (2006-2019)
    ISSN 1696-4807
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